Pour un appui à la culture d'ici
Pour un appui des géants du web à la culture d'ici
Le rapport Yale sur la télédiffusion au pays a fait l’objet de discussions vives lors d’un panel tenu récemment à l’Université de Montréal. Les panélistes étaient unanimes : les géants du web doivent contribuer financièrement à l’essor de la culture d’ici.
En 2020, on se tourne toujours de plus en plus vers les plateformes en ligne pour écouter des films ou des séries – on pense à Netflix entre autres ; pour écouter de la musique – on pense à Spotify par exemple ; ou même pour communiquer ou s’informer. De leur côté, les géants du web (Google, Apple, Facebook, Amazon et autres) ont accaparé la majorité des revenus publicitaires dont bénéficiaient auparavant les chaînes de télévision et de radiodiffusion, ainsi que la presse écrite d’ici.
On a souvent entendu parler de la « crise des médias » dans les dernières années, mais ce n’est pas le seul enjeu. Il y a aussi l’hégémonie culturelle que ces géants américains imposent. Et il va sans dire que la loi canadienne qui a été adoptée en 1991 pour encadrer la radio et la télévision – avant l’arrivée d’internet – n’est pas adaptée à la situation actuelle.
Dans le but de protéger la culture et les médias d’ici, le gouvernement fédéral a mandaté en juin 2018 un groupe d’experts pour se pencher sur une éventuelle réforme des lois canadiennes encadrant les médias. Le Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunication, tel qu’il a été nommé, a finalement déposé le 29 janvier dernier son rapport final qui est composé de 97 recommandations pour le gouvernement fédéral.
Le rapport Yale, tel qu’on le surnomme, propose des recommandations audacieuses qui changeraient complètement le visage médiatique canadien si elles étaient adoptées. Par exemple : mettre graduellement fin à la publicité à Radio-Canada ; exiger des plateformes de création de contenu (Netflix, Google, etc.) ou de partage de contenu (Facebook, Twitter, etc.) de contribuer à la production de contenu dit « canadien » ; lever l’exemption des médias numériques de la Loi sur la radiodiffusion ; fusionner le Fonds des médias du Canada avec Téléfilm Canada.
Des joueurs influents du monde médiatique
En février dernier, le département de communications de l’Université de Montréal organisait un panel sur la publication de ce rapport. Autour de la table étaient réunis deux des experts ayant co-signé le rapport, mais aussi d’autres invités du monde médiatique québécois :
- Monique Simard – Membre du groupe d’experts. Présidente du conseil d’administration, Partenariat du Quartier des spectacles.
- Pierre Trudel – Membre du groupe d’experts. Avocat et professeur en droit, chercheur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal.
- Stéphanie Hénault – Directrice générale de la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma.
- Hélène Messier – Présidente et directrice générale de l’Association québécoise de la production médiatique.
- Brian Myles – Directeur général du journal Le Devoir.
- Jérôme Payette – Directeur général de l’Association des professionnels de l’édition musicale.
Ce panel, animé par Alain Saulnier, professeur invité au département de communications de l’Université de Montréal, a permis à deux des auteurs du rapport Yale d’en expliquer le contenu, mais aussi aux autres panélistes de poser des questions.
La fin de la publicité pour Radio-Canada
Une des mesures phare proposées par ce rapport est la fin graduelle de la publicité à Radio-Canada, en débutant par les bulletins de nouvelles. Afin de pallier financièrement le manque à gagner pour la société d’État, le rapport propose que son financement soit bonifié et stabilisé. Une modification dans la loi stipulerait qu’il serait renouvelable, et donc modifiable, seulement tous les cinq ans. La société d’état serait ainsi moins à la merci des différents partis au pouvoir.
À ce titre, Monique Simard souligne que le Canada se classe, dans les pays de l’OCDE, parmi ceux qui financent le moins leur média public. « Si on veut s’inspirer des modèles de télévision publique comme la BBC, qui sont tant vantés dans le monde, il faut sortir Radio-Canada de la logique commerciale et de la compétition pour les cotes d’écoute », affirme-t-elle.
Impôts, redevances et accès internet
Quant à la question des impôts ou taxes que les géants du web pourraient verser, le rapport Yale recommande à l’état de les rendre obligatoires, tout comme le versement de redevances dans des fonds qui financent du contenu canadien (comme le Fonds des médias du Canada par exemple), à hauteur comparable à ce que déboursent les câblodistributeurs d’ici.
Hélène Messier va encore plus loin, en s’adressant aux deux experts : « Pourquoi se limiter seulement aux entreprises présentes sur le web? Pourquoi ne pas demander aux fournisseurs d’accès internet (Vidéotron, Bell, etc.) de verser des redevances eux aussi, étant donné le profit qu’ils retirent de la montée d’internet? » Selon elle, les revenus des fournisseurs d’accès s’élèveraient à environ 40 milliards $ par année.
Monique Simard affirme que cette réflexion est venue aux membres du comité au moment d’écrire le rapport, mais qu’ils ont finalement statué qu’il n’était pas de la responsabilité des fournisseurs d’accès de subventionner le contenu, mais plutôt d’investir dans la démocratisation du réseau internet. Une démocratisation qui serait, selon elle, la priorité absolue : « À ce jour, des millions de Canadiens n’ont toujours pas d’accès fiable à internet. Au 21ème siècle, c’est une atteinte à leurs droits démocratiques. Il manque environ 8 milliards $ d’investissements pour desservir correctement toutes les régions du Canada.»
À ce sujet, Pierre Trudel ajoute : « De plus, qui dit que dans l’avenir, la majorité de la bande passante de Vidéotron ou de Bell ne sera pas utilisée pour nos objets connectés, comme les voitures autonomes ou les enceintes connectées? Il serait injuste de demander aux fournisseurs d’accès de financer du contenu culturel qui ne les concerne presque plus. Il ne faut pas que notre rapport reste figé dans l’immédiat. Il faut se projeter dans l’avenir. »
Où est la musique québécoise?
Il y a plus de vingt ans, la musique fut le premier domaine touché par les baisses de revenus traditionnels dans un contexte de révolution numérique. Selon Jérôme Payette, les revenus de l’industrie de la musique ont chuté de 64% en seulement 10 ans. Or, les plateformes de musique en continu, comme Spotify ou Apple Music, sont là pour rester. Ces plateformes peuvent bien sûr permettre aux artistes de se faire connaître, mais encore faut-il que la visibilité soit au rendez-vous, nous dit-on. « On ne demande pas seulement que Spotify mette en ligne des listes de lecture avec des feuilles d’érable pour remplir son quota de musique canadienne, ironise Jérôme Payette. Il faut que les algorithmes de recommandation vous proposent de la musique d’ici quand vous naviguez sur la plateforme. Car on sait maintenant que les algorithmes de recommandation peuvent créer des chambres d’écho : plus vous consommez de la musique américaine, plus on vous recommandera le même genre de musique, et vous ne verrez jamais de contenu canadien, et surtout jamais de contenu québécois.»
Francophones et anglophones
Mais quand on parle de bonification de financement ou de quotas pour du contenu canadien, où est la place du contenu francophone? « Au Canada, il y a une proportion historique de deux tiers des ressources financières vers le contenu anglophone, et un tiers pour le côté francophone, que ce soit pour CBC/Radio-Canada, l’ONF, le Fonds des médias du Canada, ou Téléfilm Canada, répond Monique Simard. Évidemment, il y a de la pression en ce moment du côté anglophone pour que ce ratio s’adapte au prorata de la population actuelle, de manière à ce que les trois quarts des ressources aillent au contenu anglophone. Il faut continuer à se battre pour conserver un tiers de contenu francophone. »
Pour Stéphanie Hénault, la télévision francophone souffre d’en sous-investissement massif par rapport à la télévision anglophone. « Pour une série dramatique au Canada, le budget pour une heure de tournage est d’en moyenne 475 000$ en langue française, contre 1 million $ en langue anglaise. Je rêve du jour où on pourra tourner une série d’espionnage au Québec sans avoir des décors en carton », lance-t-elle à la blague.
Pour sa part, Brian Myles aurait aimé que le rapport « L’avenir des communications au Canada : le temps d’agir », qu’il juge par ailleurs excellent, inclue deux ou trois phrases pédagogiques sur la réalité des francophones au pays pour mieux la faire connaître.
Un rapport bien accueilli
Somme toute, le rapport Yale a été bien accueilli dans l’ensemble par les milieux de la télévision, du cinéma et de la musique, les journaux, mais aussi les gouvernements canadien et québécois. C’est clair, ce rapport était très attendu, comme le rappelle son titre : Le temps d’agir.
« On a trop longtemps justifié l’inaction de l’État sur fond d’un prétendu discours d’innovation et de créativité, affirme Pierre Trudel. C’est une conception romancée par les lobbys du numérique. Aussi, le discours qu’on entend parfois quand il est question de donner plus de pouvoir au CRTC, c’est que la décision de ce qu’on verra ou pas sur nos écrans sera entre les mains de fonctionnaires. Mais c’est une idée fausse : le CRTC intervient sur la provenance du contenu, pas sur ce qui est produit. »
De son côté, Monique Simard insiste sur le fait que c’est la qualité et la créativité du contenu qui sauvera la culture québécoise. Elle énumère, en terminant, trois mesures qui pourraient être prises dès maintenant par le gouvernement :
- Inclure dans le prochain budget fédéral des nouveaux revenus de TPS provenant des plateformes en ligne ;
- Desservir tout le territoire canadien avec internet à haute vitesse ;
- Lever l’exemption des médias numériques à la Loi sur la radiodiffusion.
Mais au final, c’est bien sûr la volonté politique qui décidera de la postérité du rapport Yale.